33
Pâte d’amandes
Doux printemps, plein de journées
douces et de roses ; une boîte dans
laquelle les sucreries étaient bien tassées.
George Herbert
Le lendemain matin, Lyra s’éveilla d’un rêve dans lequel Pantalaimon était revenu auprès d’elle pour lui dévoiler son apparence ultime et définitive, et celle-ci lui avait beaucoup plu. Mais, maintenant qu’elle était réveillée, elle ne parvenait pas à s’en souvenir.
Le soleil s’était levé depuis peu et la fraîcheur de la nuit flottait encore dans l’air. Elle voyait entrer les premiers rayons dorés par la porte ouverte de la petite cabane où elle avait dormi, la modeste maison de Mary. Elle resta couchée un moment, tendant l’oreille. Dehors, des oiseaux chantaient, accompagnés par une sorte de grillon et, allongée à côté d’elle, Mary respirait tranquillement dans son sommeil.
En se redressant dans le lit, Lyra s’aperçut qu’elle était nue. Passé son premier réflexe d’indignation, elle découvrit des vêtements propres, plies par terre à côté d’elle : une chemise appartenant à Mary, et un morceau de tissu doux imprimé qu’elle pourrait nouer autour de sa taille pour en faire une jupe. Elle s’habilla. Évidemment, elle nageait dans la jupe mais, au moins, elle était présentable.
Ainsi vêtue, elle sortit de la cabane. Pantalaimon se trouvait tout près d’ici, elle en était convaincue. C’était comme si elle l’entendait parler et rire. Cela signifiait certainement qu’il était en sécurité et que, d’une certaine façon, ils étaient toujours liés l’un à l’autre. Lorsqu’il reviendrait enfin vers elle, après lui avoir pardonné... ah ! ces heures qu’ils passeraient à bavarder, à se raconter tout ce qui leur était arrivé. Will dormait encore sous l’arbre, le paresseux. Lyra songea à le réveiller mais, puisqu’elle était seule, elle pouvait en profiter pour aller nager dans la rivière. Du temps d’Oxford, elle adorait se baigner nue dans la rivière Cherwell, avec les autres enfants mais, avec Will, ce ne serait pas du tout pareil. Rien que d’y penser, elle rougissait.
Alors elle descendit jusqu’au bord de l’eau, dans la lumière nacrée du matin. Parmi les roseaux, un grand oiseau très fin, semblable à un héron, se tenait sur une seule patte, parfaitement immobile. Lyra s’en approcha à pas feutrés pour ne pas l’effrayer, mais l’oiseau ne lui accorda pas plus d’attention qu’à une brindille sur l’eau.
Abandonnant ses vêtements sur le rivage, elle se glissa dans l’eau. C’était de l’eau de mer apportée par la marée et, pour Lyra qui n’avait jamais nagé dans de l’eau salée, c’était une sensation étrange. Elle nagea énergiquement pour lutter contre le froid, puis retourna s’asseoir en grelottant sur le rivage, les genoux remontés contre la poitrine. En temps normal, Pan l’aurait aidée à se sécher. Était-il là, tout près d’elle, transformé en poisson, en train de se moquer d’elle dans l’eau ? Ou métamorphosé en scarabée qui s’introduisait dans ses vêtements pour la chatouiller ? Ou en oiseau ? Ou bien était-il loin d’ici, avec l’autre daemon, ne pensant même plus à elle ?
Le soleil était chaud maintenant et Lyra fut très vite sèche. Elle enfila la grande chemise de Mary, puis, avisant des pierres plates au bord de l’eau, elle remonta chercher ses vêtements pour les laver. Mais elle s’aperçut que quelqu’un s’en était déjà chargé : ses habits, comme ceux de Will, étaient étendus sur les branches d’un buisson odorant, et ils étaient presque secs.
Un peu plus loin, sous l’arbre, Will commençait à se réveiller. Lyra alla s’asseoir près de lui.
— Will ! Réveille-toi ! souffla-t-elle.
— Hein ? Quoi ? Où on est ? demanda-t-il en se redressant et en portant instinctivement la main à son couteau. Lui aussi était nu.
Lyra détourna le regard.
— On est en sécurité, dit-elle. Nos hôtes ont même lavé nos vêtements, ou bien c’est le Dr Malone, je ne sais pas. Je vais chercher tes affaires. Elles sont presque sèches.
Elle lui passa ses vêtements sans le regarder et lui tourna le dos jusqu’à ce qu’il soit habillé.
— Je suis allée nager dans la rivière, dit-elle. Et j’ai cherché Pan, mais je crois qu’il se cache.
— Bonne idée. Je veux dire, d’aller nager. J’ai l’impression d’être couvert de plusieurs années de crasse... Je vais aller me tremper, moi aussi.
Pendant l’absence de Will, Lyra fit le tour du village, en prenant soin de ne pas se montrer trop indiscrète, pour ne pas enfreindre, sans le savoir, quelque code de politesse ; pourtant, tout ce qu’elle découvrait éveillait sa curiosité. Certaines cabanes paraissaient très anciennes, d’autres au contraire étaient récentes, mais toutes étaient construites de la même manière, avec du bois, de l’argile et du chaume. Malgré tout, elles n’avaient rien de grossier : ainsi, chaque porte, chaque encadrement de fenêtre était orné de motifs subtils, mais ceux-ci n’étaient pas sculptés dans le bois, c’était plutôt comme si les mulefas avaient « obligé » le bois à pousser sous cette forme, naturellement.
À force d’observer ce village, Lyra commençait à distinguer ici et là des traces d’ordre et de rigueur, un peu comme les différentes couches d’interprétation de l’aléthiomètre. Une partie de son esprit brûlait d’envie d’élucider cette énigme, de bondir avec légèreté d’un symbole à un autre, d’une signification à une autre, comme elle le faisait avec l’instrument, mais une autre partie se demandait combien de temps ils pourraient demeurer ici avant d’être obligés de repartir.
« Je n’irai nulle part tant que Pan ne sera pas revenu », décréta-t-elle.
Will revint de la rivière, puis Mary sortit de sa cabane pour leur proposer un petit déjeuner et, bientôt, Atal les rejoignit, puis tout le village s’anima autour d’eux. Deux jeunes mulefas, dépourvus de roues, ne cessaient de leur jeter des regards intrigués, cachés au coin d’une cabane ; Lyra s’amusait à se retourner brusquement pour les surprendre et les voir sursauter de frayeur et éclater de rire.
— Voyons, dit Mary, quand ils eurent mangé du pain, des fruits et bu une infusion brûlante ressemblant à de la menthe. Hier, vous étiez épuisés et vous aviez besoin de vous reposer. Mais vous semblez un peu plus vaillants aujourd’hui l’un et l’autre, et je pense qu’il serait bon que nous échangions nos expériences. Toutefois, cela risque de prendre un certain temps, et autant nous occuper les mains pendant que nous bavardons. Nous allons nous rendre utiles en réparant quelques filets.
Ils emportèrent au bord de l’eau un tas de filets de pêche raidis par le sel et les étendirent sur l’herbe. Mary leur enseigna comment nouer un nouveau morceau de corde aux endroits où il était usé. Pendant tout ce temps, elle demeurait sur ses gardes, car Atal l’avait informée que des familles de mulefas installées un peu plus loin sur la côte avaient vu un grand nombre de tualapis, ces étranges oiseaux blancs, se rassembler au large, et toute la tribu était prête à s’enfuir à la moindre alerte. Mais entre-temps, il fallait accomplir les tâches indispensables.
Assis tous les trois au bord du paisible bras de mer, en plein soleil, ils rafistolèrent les filets et Lyra raconta à Mary toute son histoire, en commençant par ce jour, très lointain, où Pan et elle avaient décidé de se faufiler dans le Salon de Jordan Collège.
La marée arriva, puis se retira. Il n’y avait toujours aucun signe des tualapis. En fin d’après-midi, Mary emmena Will et Lyra se promener le long du bras de mer, au-delà des piquets auxquels étaient attachés les filets de pêche, à travers l’immense marais salant qui s’étendait jusqu’à la mer. C’était un endroit sûr à marée basse, car les grands oiseaux blancs ne s’aventuraient à l’intérieur des terres que lorsque la marée était haute. Mary précédait les deux enfants sur une route en terre dure, au-dessus de la boue. Comme beaucoup de choses construites par les mulefas, elle était ancienne et parfaitement entretenue, et semblait faire partie intégrante de la nature.
— Ce sont eux qui ont construit ces routes de pierre ? demanda Will.
— Non. Je crois plutôt que ce sont ces routes qui les ont construits, d’une certaine façon, répondit Mary. Je veux dire par là qu’ils n’auraient jamais appris à utiliser les roues s’il n’y avait pas eu toutes ces surfaces dures pour rouler. Je pense que ce sont des coulées de lave provenant d’anciens volcans.
Quoi qu’il en soit, ces routes leur ont permis d’utiliser les roues. Et d’autres éléments se sont conjugués. Comme les arbres à cosses eux-mêmes et la constitution physique des mulefas : ils n’ont pas de vertèbres, ils n’ont pas d’épine dorsale. Dans nos mondes, un hasard quelconque a fait, il y a fort longtemps, que les créatures dotées de colonnes vertébrales ont pris le dessus et, dès lors, d’autres formes se sont développées, toutes axées autour de la colonne vertébrale. Dans ce monde-ci, le hasard a pris une autre direction, et c’est le squelette en forme de losange qui l’a emporté. Il existe quand même des créatures vertébrées, évidemment, mais pas beaucoup. Il y a des serpents, par exemple. Ils sont très importants ici. Les mulefas veillent sur eux et essayent de ne pas leur faire de mal. Bref, leur squelette, les routes de lave et les arbres à cosses se sont combinés pour créer ce monde. Une succession de petits hasards qui s’assemblent. Et toi, Will, à quel moment commence ton histoire ?
— C’est un peu une succession de petits hasards pour moi aussi, dit-il, en songeant au chat sous les marronniers.
S’il était arrivé trente secondes plus tôt, ou plus tard, il n’aurait jamais vu le chat, il n’aurait pas vu la fenêtre, il n’aurait pas découvert Cittàgazze, ni Lyra, et rien de tout cela ne lui serait arrivé.
Il commença son récit et Mary et Lyra l’écoutèrent en marchant. Quand ils atteignirent les bancs de boue, Will en était arrivé au moment où il se battait contre son père au sommet de la montagne.
— Puis la sorcière l’a tué... dit-il.
Il n’avait jamais compris la raison de ce geste. Il rapporta ce que lui avait dit la sorcière avant de se suicider : elle avait été amoureuse de John Parry, et celui-ci l’avait trahie.
— Les sorcières sont des êtres féroces, dit Lyra.
— Si elle était amoureuse de lui...
— L’amour est une chose féroce également, dit Mary.
— Mais il aimait ma mère, dit Will. Et je peux lui dire qu’il n’a jamais été infidèle.
En observant Will, Lyra songea que, le jour où il tomberait amoureux, il serait comme son père.
Autour d’eux, les bruits paisibles de l’après-midi flottaient dans l’air chaud : le clapotis incessant des marais, les raclements des insectes, les cris des mouettes. La mer s’était totalement retirée, dévoilant une immense étendue de plage claire qui scintillait sous le soleil. Un milliard de minuscules créatures vivaient, se nourrissaient et mouraient dans la boue et le sable ; les petites empreintes, les trous dans le sol et les mouvements invisibles indiquaient que tout le paysage bourdonnait de vie.
Mary scrutait la mer lointaine et l’horizon, guettant les voiles blanches. Mais à l’endroit où le bleu du ciel pâlissait, à l’horizon, il n’y avait qu’un scintillement brumeux, et la mer s’emparait de cette pâleur pour la faire miroiter dans l’air étincelant.
Elle montra à Will et à Lyra comment ramasser une espèce particulière de mollusques en repérant les trous qu’ils laissaient dans le sable pour respirer. Les mulefas en raffolaient, mais ils avaient du mal à se déplacer sur la plage. Chaque fois que Mary se rendait sur le rivage, elle en ramassait le plus possible, et aujourd’hui qu’ils avaient trois paires de mains et d’yeux, ce serait un véritable festin !
Elle distribua un sac en toile à chacun et ils se lancèrent dans la pêche aux mollusques, tout en écoutant la suite de l’histoire de Will. Les sacs se remplissaient à un bon rythme et, peu à peu, sans rien dire, Mary ramena les deux enfants vers l’entrée du marais, car la mer commençait à remonter.
L’histoire était longue, comme prévu, et ils n’arriveraient pas au monde des morts aujourd’hui. Alors qu’ils approchaient du village, Will racontait à Mary ce que Balthamos lui avait dit sur les origines de la vie humaine. Mary semblait particulièrement intéressée par la théorie de la triple nature des êtres humains.
— Tu sais, dit-elle, l’Église... l’Église catholique à laquelle j’appartenais, refusait d’employer le mot daemon, mais saint Paul parle à la fois d’esprit, d’âme et de corps. L’idée d’une nature humaine séparée en trois n’est donc pas si bizarre.
— La meilleure partie, c’est le corps, déclara Will. C’est ce que m’ont dit Baruch et Balthamos en tout cas. Les anges rêvent d’avoir des corps. Et ils ne comprennent pas pourquoi nous ne sommes pas plus heureux de vivre sur terre. Pour eux, posséder notre chair et nos sens serait une sorte d’extase. Dans le monde des morts...
— Attends d’en arriver là, dit Lyra, avec un sourire.
Un sourire si tendre et si plein de bonheur que Will sentit la confusion s’emparer de ses sens. Il lui rendit son sourire, et Mary se dit que son visage exprimait une confiance absolue, une confiance qu’elle n’avait jamais vue sur un visage humain.
Le temps qu’ils regagnent le village, il fallait préparer le repas du soir. Mary abandonna les deux enfants sur le rivage, où ils s’assirent pour regarder monter la mer, et elle rejoignit Atal près du feu. Son amie fut ravie en découvrant l’abondance de mollusques. Cependant...
— Mary, dit-elle, les tualapis ont détruit un village un peu plus loin sur la côte, et un autre ensuite, et encore un autre. Ils n’ont jamais fait ça. Généralement, après en avoir attaqué un, ils repartent vers le large. Et un autre arbre est tombé aujourd’hui...
— Non ! Où ?
Atal lui indiqua un bosquet situé à proximité d’une source d’eau chaude. Mary s’y était rendue trois jours plus tôt et tout lui avait semblé normal. Elle sortit le télescope de sa poche pour regarder le ciel : comme elle le redoutait, l’immense flot de particules d’Ombre coulait avec une puissance redoublée, bien plus vite que la marée qui montait entre les deux rives.
— Que peux-tu faire ? demanda Atal.
Mary sentit le poids de la responsabilité peser sur ses épaules comme une main gigantesque, mais elle se força à les redresser.
— Leur raconter des histoires, dit-elle.
Après le dîner, les trois humains et Atal restèrent assis sur des tapis devant la cabane de Mary, sous la douce chaleur du ciel étoile. Repus, ils se prélassaient et respiraient le parfum fleuri de la nuit en écoutant Mary raconter son histoire.
Elle commença juste avant sa rencontre avec Lyra, et leur parla de son travail au sein du groupe d’étude de la Matière Sombre, et des problèmes de crédits. Elle passait plus de temps à réclamer de l’argent, expliqua-t-elle, qu’à effectuer ses recherches !
Mais la venue de Lyra avait tout changé, et rapidement : en l’espace de quelques jours, elle avait définitivement quitté son monde.
— J’ai fait ce que tu m’as dit, Lyra. J’ai fabriqué un programme, c’est-à-dire un ensemble d’instructions, pour permettre aux Ombres de communiquer avec moi par l’intermédiaire de l’ordinateur. Et elles m’ont dit ce que je devais faire. Elles m’ont expliqué qu’elles étaient des anges, et... bref...
— S’adressant à une scientifique comme vous, dit Will, ce n’était pas la meilleure chose à dire. Peut-être que vous ne croyiez pas aux anges.
— Oh, je connaissais leur existence. Figure-toi que dans le temps, j’étais religieuse. Je pensais que la physique pouvait servir la gloire de Dieu, jusqu’à ce que je découvre qu’il n’y avait pas de dieu du tout et que la physique était bien plus intéressante de toute façon. La religion chrétienne n’est qu’une erreur fort puissante et convaincante, rien d’autre.
— Quand avez-vous cessé d’être bonne sœur ? demanda Lyra.
— Je m’en souviens très bien aujourd’hui encore. Comme j’étais douée pour la physique, ils m’ont laissée poursuivre mes études à l’université, et j’ai obtenu mon doctorat, avec l’intention d’enseigner. Je précise que je n’appartenais pas à un de ces ordres religieux qui vous tiennent à l’écart du monde. En fait, nous n’étions même pas obligées de porter le voile ; nous devions juste nous habiller sobrement et porter un crucifix. Bref, je suis rentrée à l’université pour enseigner et poursuivre mes recherches sur la physique des particules.
Un colloque était organisé sur mon sujet de thèse et on m’a demandé de faire un exposé. La conférence se déroulait à Lisbonne. Je n’y étais jamais allée. À vrai dire, je n’étais même jamais sortie d’Angleterre. Toutes ces choses nouvelles : le voyage en avion, l’hôtel, le soleil éclatant, les gens qui parlaient des langues étrangères autour de moi, ces savants émérites qui allaient prendre la parole, la peur de faire mon exposé, de ne pas être à la hauteur, de rester muette à cause du trac... j’étais survoltée, vous ne pouvez pas imaginer à quel point. Et tellement innocente, il ne faut pas l’oublier. J’avais toujours été une petite fille bien sage, j’allais à la messe régulièrement, je pensais avoir une vocation pour la vie spirituelle. Je voulais servir Dieu de tout mon cœur. Je voulais prendre ma vie, comme ça, dit-elle en joignant ses mains en coupe, et la déposer aux pieds de Jésus pour qu’il en fasse ce qu’il voulait. Et je crois que j’étais très contente de moi. Trop. Je me prenais pour une sainte et un génie ! Ah, ah ! Cela a duré jusqu’à vingt et une heures trente le 10 août, il y a de cela sept ans maintenant.
Lyra l’écoutait avec passion, les genoux ramenés contre la poitrine.
— C’était le soir, juste après mon exposé, reprit Mary. Tout s’était bien passé, quelques personnes connues étaient venues m’écouter et j’avais répondu aux questions sans hésiter. Bref, je me sentais à la fois soulagée et heureuse. Fière également, sans aucun doute.
« Quelques-uns de mes collègues allaient dîner dans un restaurant situé sur la côte, et ils m’ont proposé de les accompagner. En temps normal, j’aurais trouvé une excuse pour me défiler mais, ce jour-là, je me suis dit : « Je suis une adulte, j’ai fait un exposé sur un sujet important, il a été bien accueilli et je suis avec des amis... » L’ambiance était chaleureuse, nous parlions de toutes les choses qui me passionnaient, et nous étions tous d’excellente humeur. J’ai eu envie de m’offrir un peu de bon temps pour une fois. Je découvrais un autre aspect de ma personnalité, celle qui aimait le goût du vin et des sardines grillées, le contact du soleil sur sa peau et le rythme de la musique en fond sonore. J’appréciais chaque chose.
Nous nous sommes installés dans un jardin pour dîner. J’étais assise à l’extrémité d’une longue table dressée sous un citronnier, et il y avait à côté de moi une sorte de charmille avec des passiflores ; mon voisin parlait avec la personne assise en face de lui, et... juste en face de moi se trouvait un homme que j’avais aperçu une ou deux fois depuis le début du colloque. Je ne le connaissais pas assez bien pour lui parler ; c’était un Italien, il avait effectué des travaux que tout le monde évoquait, et je me disais que ce serait intéressant d’en savoir plus. Bref, il était à peine plus âgé que moi, il avait des cheveux noirs soyeux, une très jolie peau mate et des yeux très très noirs. Ses cheveux n’arrêtaient pas de tomber devant son visage, et il les remettait en arrière, comme ceci, lentement...
Elle imita ce geste. Will eut l’impression qu’elle s’en souvenait parfaitement bien.
— Il n’était pas très beau, reprit Mary. Ce n’était pas un homme à femmes, ni un séducteur. Si tel avait été le cas, j’aurais été intimidée, je n’aurais pas su quoi lui dire. Mais il était gentil, intelligent et drôle, et il me paraissait tout naturel d’être assise là, sous ce citronnier, dans ce jardin éclairé par des lanternes, avec le parfum des fleurs, l’odeur du poisson grillé et le goût du vin, en train de bavarder, de rire, et d’espérer que cet homme me trouvait jolie. Sœur Mary Malone qui flirtait ! Et mes vœux de religieuse dans tout ça ? Et ma vie tout entière consacrée à Jésus ?
Je ne pourrais dire si c’était le vin, ma sottise, la douceur de l’air, le citronnier ou je ne sais quoi encore... mais j’avais peu à peu le sentiment de m’être convaincue d’une chose qui n’existait pas, de m’être menti. Je m’étais forcée à croire que j’étais heureuse et parfaitement épanouie dans ma solitude, sans l’amour d’une autre personne.
Pour moi, l’amour, c’était comme la Chine : vous saviez que ce pays existait quelque part, et sans doute était-ce très intéressant ; certaines personnes y allaient, mais ce ne serait jamais mon cas. Je mourrais sans jamais y être allée, mais ça n’avait pas d’importance, car il y avait un tas d’autres endroits à visiter dans le monde.
Soudain, quelqu’un m’a tendu quelque chose de sucré et, à ce moment-là, je me suis aperçue que j’étais déjà allée en Chine ! C’est une façon de parler, évidemment. J’avais oublié. C’était le goût de cette chose sucrée, de la pâte d’amandes, qui avait réveillé ce souvenir en moi. Je me suis souvenue de ce goût si particulier et, immédiatement, je me suis revue enfant, la première fois où j’avais mangé de la pâte d’amandes. J’avais douze ans. C’était à une fête d’anniversaire, chez un de mes camarades d’école. Il y avait de la musique et on dansait. Généralement, dans ce genre de fête, les filles dansent entre elles, car les garçons sont trop timides pour les inviter. Mais, ce jour-là, un garçon que je ne connaissais pas m’a proposé de danser avec lui. Après la première chanson, on a continué à danser, puis on a commencé à discuter... Vous savez comment ça se passe quand quelqu’un vous plaît, on le sent immédiatement. Eh bien, c’était le cas avec ce garçon. On a continué à parler longtemps, et puis ils ont apporté le gâteau d’anniversaire. Il a pris un bout de pâte d’amandes et l’a mis délicatement dans ma bouche. Je me souviens que j’essayais de sourire, et je rougissais en même temps, je me sentais ridicule. Je suis tombée amoureuse de lui uniquement à cause de ça, de la douceur avec laquelle il a caressé mes lèvres avec ce bout de pâte d’amandes.
En entendant cela, Lyra sentit un étrange phénomène se produire en elle. Elle éprouva une sorte de démangeaison à la racine des cheveux, sa respiration s’accéléra. Elle n’était jamais montée sur des montagnes russes, ni rien de semblable ; sinon, elle aurait reconnu ces sensations dans sa poitrine : un mélange d’excitation et de frayeur. Elle n’avait pas la moindre idée de ce qui lui arrivait. La sensation se prolongea, s’intensifia et se modifia, à mesure que d’autres parties de son corps se trouvaient affectées. C’était comme si on lui avait donné la clé d’une grande maison dont elle ignorait l’existence jusqu’à présent, une maison située à l’intérieur d’elle-même et, alors qu’elle tournait la clé pour pénétrer dans l’obscurité de cette demeure, elle sentait d’autres portes s’ouvrir, et des lumières s’allumer. Assise par terre, les genoux dans les mains, elle tremblait et osait à peine respirer, tandis que Mary poursuivait son récit :
— C’est au cours de cette fête, je crois, ou alors dans une autre, que nous nous sommes embrassés pour la première fois. C’était dans un jardin, de la musique venait de l’intérieur, au milieu des arbres tout était calme, il faisait frais et j’avais mal, tout mon corps souffrait à cause de lui, et je sentais qu’il éprouvait la même chose, mais nous étions trop timides tous les deux pour agir. Enfin presque. L’un de nous deux a fait le premier pas et, brusquement, comme après un saut dans l’espace-temps, nous étions en train de nous embrasser. C’était mieux que la Chine, c’était le paradis.
Nous nous sommes revus une demi-douzaine de fois, pas plus. Ses parents ont déménagé et je ne l’ai jamais revu. Ce fut un moment si merveilleux, et si bref... Mais voilà, j’avais connu ça. J’étais allée en Chine.
C’était extrêmement curieux et troublant : Lyra comprenait exactement ce que voulait dire Mary alors que, une demi-heure plus tôt, tout cela lui serait passé au-dessus de la tête. Et à l’intérieur d’elle-même, cette grande maison somptueuse, avec toutes ses portes ouvertes et ses lumières allumées, attendait, silencieuse, pleine d’espoir.
— À vingt et une heures trente, ce soir-là, dans le jardin de ce restaurant, au Portugal, ajouta Mary, ignorant le drame muet qui se déroulait dans l’esprit et le corps de Lyra, quelqu’un m’a offert un morceau de pâte d’amandes et tout m’est revenu en mémoire. Je me suis dit : « Vais-je passer le restant de ma vie sans connaître à nouveau ce sentiment ? Je veux retourner en Chine. C’est un pays plein de trésors, de mystères et de joies. » Je me disais encore : « Quelqu’un sera-t-il plus heureux sur cette terre si je rentre directement à l’hôtel, si je récite mes prières et si je me confesse au prêtre en faisant le serment de ne plus jamais céder à la tentation ? Quelqu’un sera-t-il plus heureux en sachant que je suis triste ? »
Et la réponse m’a été donnée : Non. Personne. Il n’y a personne qui s’en soucie, personne pour me condamner, personne pour me bénir d’avoir été une gentille fille, personne pour me punir d’avoir été vilaine. Le ciel était un endroit vide. Je ne savais pas si Dieu était mort, ni même s’il y avait jamais eu un dieu. En tout cas, je me sentais libre, seule et je ne savais pas si j’étais heureuse ou malheureuse, mais il s’était passé une chose très étrange. Et ce changement s’était produit pendant que j’avais le morceau de pâte d’amandes dans la bouche, avant même de l’avaler. Un goût, un souvenir, un raz de marée...
Quand je l’ai avalé et que j’ai regardé l’homme assis en face de moi, j’ai vu qu’il avait senti qu’il s’était passé quelque chose. Mais je ne pouvais pas lui en parler, c’était trop étrange, trop personnel, même pour moi. Un peu plus tard, nous sommes allés nous promener sur la plage, dans l’obscurité ; la brise chaude faisait voltiger mes cheveux, et l’océan était très bien élevé, de petites vagues s’enroulaient autour de nos pieds...
Alors, j’ai ôté le crucifix de mon cou et je l’ai lancé dans la mer. C’était la fin. Terminé.
Voilà comment j’ai cessé d’être bonne sœur.
— Cet homme, c’est celui qui a fait la découverte sur les crânes ? demanda Lyra.
— Oh, non ! L’homme des crânes, c’était le Dr Payne. Oliver Payne. Il est arrivé beaucoup plus tard dans ma vie. Non, l’homme du colloque au Portugal s’appelait Alfredo Montale. Il était très différent.
— Vous l’avez embrassé ?
Mary esquissa un sourire.
— Oui. Mais pas ce soir-là.
— C’était dur de quitter l’Église ? demanda Will.
— Oui, en un sens, car tout le monde autour de moi était terriblement déçu. Que ce soit la mère supérieure, les prêtres ou mes parents, ils étaient tous furieux et pleins de reproches... J’avais l’impression que la chose en laquelle ils croyaient tous passionnément reposait sur la foi que je n’avais plus. Mais, d’un autre côté, ce fut très facile, car c’était un choix logique. Pour la première fois de ma vie j’avais le sentiment de faire une chose en accord avec ma nature tout entière, et pas seulement une partie de moi-même. C’est vrai, j’ai souffert de la solitude pendant quelque temps, mais j’ai fini par m’y habituer.
— Cet homme, vous l’avez épousé ? demanda Lyra.
— Non. Je n’ai épousé personne. Mais j’ai vécu avec quelqu’un, pas Alfredo, un autre homme. Pendant presque quatre ans. Ma famille était scandalisée. Puis, finalement, nous avons décidé que nous serions plus heureux en vivant chacun de notre côté. Voilà pourquoi je vis seule. L’homme avec qui je vivais adorait l’escalade, il m’a fait découvrir sa passion et... J’ai mon travail. Enfin, j’avais mon travail. Alors, je suis seule, mais heureuse, si vous voyez ce que je veux dire.
— Comment s’appelait le garçon, celui de la fête d’anniversaire ? demanda Lyra.
— Tim.
— Comment était-il ?
— Oh... Gentil. C’est tout ce dont je me souviens.
— La première fois que je vous ai vue, à Oxford, vous m’avez dit que vous étiez devenue scientifique en partie pour ne plus penser au bien et au mal. Vous y pensiez tout le temps quand vous étiez bonne sœur ?
— Hmm... Non. Mais je savais ce que je devais penser : c’était ce que l’Église m’avait appris à penser. Quand je me suis intéressée à la science, j’ai dû penser à des choses totalement différentes. Conclusion, je n’ai jamais eu besoin de penser par moi-même.
— Et maintenant ? demanda Will.
— Je crois que j’y suis obligée.
— Quand vous avez cessé de croire en Dieu, ajouta le garçon, avez-vous cessé de croire au bien et au mal aussi ?
— Non. Mais j’ai cessé de croire qu’il existait des forces du bien et des forces du mal extérieures à nous. Et j’en suis venue à penser que le bien et le mal étaient des mots servant à désigner ce que font les gens, ce qu’ils sont. On peut seulement dire que telle action est bonne parce qu’elle aide quelqu’un, ou qu’elle est mauvaise, car elle fait du mal. Les gens sont trop complexes pour porter des étiquettes aussi simples.
— Exact, déclara Lyra.
— Dieu vous a manqué ? demanda Will.
— Oui, terriblement. Et aujourd’hui encore. Mais ce qui me manque le plus, c’est le sentiment d’être reliée au reste de l’univers. Autrefois, j’avais l’impression d’être reliée à Dieu et, grâce à sa présence, j’étais reliée à l’ensemble de sa création. Mais, s’Il n’existe pas...
Au loin, dans les marais, un oiseau poussa une longue suite de trilles mélancoliques. Les braises rougeoyaient dans le feu, les herbes hautes dansaient paresseusement dans la brise nocturne. Atal semblait somnoler comme un chat, ses roues étaient posées à plat à côté d’elle, ses pattes repliées sous son corps, ses yeux mi-clos ; une partie de son attention était ailleurs. Will, lui, était allongé sur le dos et il contemplait les étoiles.
Quant à Lyra, elle n’avait pas bougé un seul muscle depuis que cette étrange chose s’était produite, et elle conservait en elle le souvenir de ces sensations, comme un vase fragile rempli à ras bord de connaissances nouvelles, auquel elle n’osait pas toucher de peur de tout renverser. Elle ignorait ce que c’était, ce que ça signifiait, et d’où ça venait ; alors elle restait assise, immobile, les genoux serrés contre la poitrine, essayant de maîtriser ses tremblements d’excitation. « Bientôt, se disait-elle, bientôt je saurai. Je saurai très bientôt. »
Mary était fatiguée ; elle était à court d’histoires. Mais aucun doute qu’elle en trouverait d’autres demain.